15

 

Quand ils sont venus me chercher, le lendemain matin, j’étais déjà partie.

Hé, inutile de piquer une crise ! J’avais laissé un mot. Celui-ci :

A tous ceux que ça intéresse,

J’avais une course à faire.

Je rentre dès que possible. Bien à vous,

Jessica Mastriani.

Je voulais leur éviter de s’inquiéter, vous comprenez.

En fait, je me suis réveillée super tôt ce jour-là, en sachant où était Sean, une fois de plus. Après m’être douchée et habillée, j’ai donc longé le couloir, emprunté une volée de marches et me suis retrouvée dehors… Personne n’a essayé de me retenir. D’ailleurs, il n’y avait pas un chat, sauf dans la cour, où des soldats étaient à l’exercice. Ils ne m’ont prêté aucune attention.

Ce qui me convenait très bien.

La veille, en rentrant de la piscine, j’avais repéré un arrêt de bus tout à côté des logements où vivent les familles des militaires. Je m’y suis rendue et, là non plus, personne ne m’a demandé ce que je fichais là au lieu d’être dans ma chambre. Il est vrai que je n’étais pas prisonnière, après tout. Ceux qui attendaient le bus m’ont appris qu’il se rendait à la ville la plus proche, celle où j’avais acheté mon maillot de bain et ma PlayStation, et dont je savais, par le plus grand des hasards, qu’elle était dotée d’une gare routière.

J’ai patienté avec tout le monde, et je suis montée dans le minibus quand il a enfin daigné se pointer. Il a franchi en haletant la grille principale de la base et est passé juste sous le nez des camions de la presse, des journalistes et de tout le bataclan. Ainsi que des soldats qui montaient la garde et empêchaient les reporters d’y entrer.

Bref, quitter Crâne a été simple comme bonjour.

Le bled voisin n’était pas franchement une métropole, mais j’ai quand même eu un peu de mal à dégoter la gare routière. Il a fallu que j’interroge trois personnes. D’abord, le chauffeur du minibus qui m’a donné des renseignements complètement nuls, puis le môme qui tenait la caisse d’une épicerie de quartier et, finalement, un vieux type assis devant un salon de coiffure. Et si j’ai réussi à la trouver, c’est uniquement parce qu’un car était garé devant.

J’ai acheté mon billet aller-retour – dix-sept dollars – sur l’argent que mon père m’avait laissé.

Avant de partir, il m’avait glissé un billet de cent « en cas d’urgence ».

Il s’agissait d’une urgence. En quelque sorte.

Je me suis également offert un petit-déjeuner – deux gaufrettes fourrées au caramel fondant et une canette de soda acquises à un distributeur automatique. Un dollar soixante-quinze d’envolé. Songeant que je risquais de m’ennuyer pendant le trajet, j’ai aussi acheté un livre. Celui-là même qui pointait de la poche de Rob la dernière fois que je l’avais vu. Une façon de nous rapprocher, me suis-je dit. Bon, d’accord, j’avoue. Ce n’est pas vrai. C’était le seul bouquin disponible qui semblait à peu près potable.

Mon car est arrivé à neuf heures. J’étais l’unique passagère. J’en ai profité pour m’asseoir près d’une fenêtre. Avez-vous remarqué que le paysage a toujours l’air mieux quand on le contemple à travers le filtre des carreaux d’un autocar ? Sérieux. Après, quand on en descend, tout redevient éclatant, on voit la crasse et on pense : « Beurk ! »

Enfin, c’est mon avis.

Il nous a fallu plus d’une heure pour gagner Paoli. J’en ai consacré l’essentiel à regarder par la fenêtre. Mis à part des champs de maïs, il n’y a pas grand-chose à voir, dans l’Indiana. Mais je suis sûre que les autres États sont aussi monotones.

Une fois à destination, je suis entrée dans la gare routière, bien plus vaste que celle du bled situé près de Crâne. Elle était équipée de chaises en plastique pour les voyageurs en attente et d’une rangée d’appareils téléphoniques. Ça ne m’a pas empêchée de repérer tout de suite les flics en planque. L’un d’eux était assis près des distributeurs de boissons, l’autre près des toilettes pour hommes. Chaque fois qu’un car rappliquait, ils se levaient et sortaient, comme s’ils allaient accueillir quelqu’un. Puis, comme Sean n’apparaissait pas, ils reprenaient leurs postes respectifs. Je les ai observés pendant une heure environ, je sais donc de quoi je parle. Il y avait aussi une voiture de police banalisée parquée en face de la gare routière, et une autre devant le bowling, quelques mètres plus loin.

A l’heure prévue pour l’arrivée du bus de Sean, j’avais compris qu’il fallait que j’opère une diversion pour éviter au petit fugueur que les flics lui tombent dessus à bras raccourcis avant que j’aie eu le temps de m’entretenir avec lui.

Alors, j’ai flanqué le feu.

Je sais, des gens auraient pu mourir. Mais écoutez, je me suis d’abord assurée que personne n’était dans les parages, et je me suis bornée à craquer une allumette (j’avais trouvé une boîte par terre) et à la jeter dans la poubelle des toilettes pour dames, après avoir vérifié qu’elles étaient désertes. Puis je me suis postée près des cabines de téléphone, comme si j’attendais un appel. Personne ne m’a remarquée. C’est toujours pareil, d’ailleurs. Les filles pas très grandes comme moi n’attirent pas l’attention, si vous voyez ce que je veux dire.

En quelques minutes, une fumée épaisse s’est mise à tourbillonner au-dessus de la poubelle. Une des préposées aux tickets s’en est aperçue et a commencé à brailler :

— Omondieu ! Au feu ! Au feu !

Tout ça en montrant du doigt les toilettes pour dames.

Les autres employées ont complètement perdu la tête. Elles se sont mises à hurler que tout le monde devait évacuer, quelqu’un a crié qu’il fallait appeler les flics. Un des flics en planque a d’ailleurs demandé s’il y avait un extincteur quelque part, tandis que l’autre avait déjà son portable à l’oreille, ordonnant à ceux qui se tenaient dans les voitures banalisées de prévenir les pompiers sur leur radio.

Bref, quand le car de onze heures quinze en provenance d’Indianapolis s’est amené, je suis allée tranquillement à sa rencontre.

Sean a été le cinquième à descendre. Il s’était déguisé. Du moins, il le croyait lorsqu’il s’était teint les cheveux en brun. Ça ne s’invente pas. N’empêche, ses taches de rousseur étaient visibles à trois kilomètres à la ronde. De plus, il arborait toujours sa stupide casquette des Yankees, même s’il avait pris la peine de la rabaisser sur son visage. Mais bon, un môme de douze ans, petit pour son âge, sortant tout seul d’un car au lieu d’être à l’école, c’était sacrément suspect.

Heureusement, mon feu de camp persévérait. Je ne sais pas si vous avez déjà senti une poubelle en plastique brûler, mais je vous garantis que ce n’est pas agréable. Quant à la fumée, elle est sacrément noire. Les passagers du car regardaient la gare routière avec des yeux ronds. Des volutes épaisses et âcres s’en échappaient, à présent. Toutes les préposées aux billets se tenaient sur le trottoir, jacassant à qui mieux mieux de leurs voix perçantes. C’était clairement l’événement le plus excitant qui se produisait à la station de cars de Paoli depuis longtemps. Les flics en planque s’affairaient de tous les côtés, vérifiant que personne n’était resté à l’intérieur. Puis les camions de pompiers ont déboulé, toutes sirènes hurlantes.

Pendant ce temps, je me suis approchée de Sean, je l’ai attrapé par le bras, et je lui ai dit : « Continue d’avancer ! » tout en l’entraînant le plus vite possible dans une ruelle latérale.

D’abord, il a tenté de résister, et j’ai eu du mal à saisir ses protestations à cause du vacarme des sirènes, puis je lui ai braillé dans les oreilles :

— Si tu préfères tomber dans leurs pattes, libre à toi ! Ils ne demandent qu’à te cueillir, tu sais.

Il a dû capter le message, parce qu’il a cessé de se débattre.

Quand il a jugé que nous étions suffisamment éloignés pour qu’on puisse s’entendre, il s’est brutalement dégagé et m’a lancé avec une insolence des plus déplacées :

— Qu’est-ce que tu fiches ici, toi ?

— Je suis en train de te sauver la peau, mon petit vieux. Qu’est-ce que tu t’imaginais, en rappliquant ici ? C’est le premier endroit où tout mec doté d’une once de cervelle te chercherait.

Sous la visière de sa casquette, ses yeux bleus ont lancé des éclairs.

— Ah ouais ? Et j’étais censé aller où ? Ils ont fourré ma mère au violon et dans cette ville, figure-toi. Grâce à ta langue trop bien pendue, d’ailleurs.

— Si tu avais été franc avec moi, ce jour-là, au lieu de te comporter comme un crétin, rien de tout ça ne serait arrivé.

— Et ta sœur ! Si tu n’avais pas mouchardé, rien de tout ça ne serait arrivé, oui !

— Mouchardé, moi ?

Ça m’a rendue dingue. Tout le monde n’avait cessé de s’extasier sur mon merveilleux « don », comme quoi c’était un miracle, et bla et bla et bla. Personne ne m’avait traitée de moucharde. Espèce de sale petit morveux ! C’était à se demander pourquoi je perdais mon temps. J’aurais mieux fait de le laisser tomber, tiens !

Sauf que je ne pouvais pas. J’en étais incapable, et je le savais.

J’ai continué à marcher en ronchonnant. La ruelle où nous nous trouvions n’était pas des plus sympas. De chaque côté, des bennes à ordures débordaient de saletés, le sol était jonché de verre brisé. Pis encore, à cinq mètres de là, elle s’achevait sur une rue très passante. Si je voulais éviter que Sean se fasse coincer, j’allais devoir le cacher.

— Et puis, a-t-il repris de sa voix de jeune effronté, si tout mec doté d’une once de cervelle savait que j’allais venir, comment expliques-tu qu’on ne m’ait pas arrêté ?

— Parce que j’étais la seule à connaître ton heure d’arrivée.

— Comment ça ?

Je me suis contentée de lui lancer un regard las.

— Tu as rêvé que je serais à bord du car de onze heures quinze en provenance d’Indianapolis ? a-t-il ricané.

— Mollo ! Je n’ai jamais prétendu que mes rêves étaient intéressants.

— Passons. Qu’est-ce que c’était que ce chantier, là-bas ? Tu as dit qu’ils m’attendaient. Qui c’est, ils ?

— Un tas de flics en planque postés dans la gare routière. Ils se doutaient que tu débarquerais ici en car. J’ai été obligée de créer une diversion.

— C’est toi qui as mis le feu ? s’est-il écrié, stupéfait.

— Ouais.

Nous avions presque atteint la rue, désormais. Je l’ai retenu par le bras.

— Écoute, il faut qu’on parle. Où pouvons-nous aller, dans le coin ? Un endroit où on passerait… inaperçus.

— Je n’ai pas envie de discuter avec toi.

Cet impudent paraissait sincère, par-dessus le marché !

— Tant pis pour toi. Tu n’as pas le choix. Il n’y a pas d’autres volontaires pour te sortir de la panade.

— Tu te prends pour Wonder woman, ou quoi ? s’est-il marré.

— Que ça te plaise ou non, bébé, je suis tout ce dont tu disposes.

Ça m’a valu un soupir à fendre l’âme. On commençait à progresser.

Nous avons échoué là où tout un chacun échoue quand il ne sait pas où aller.

Exactement !

Au centre commercial.

Et celui de Paoli n’est pas celui du siècle, croyez-moi ! Il avait bien deux niveaux, mais guère plus d’une vingtaine de boutiques ; quant au coin restauration, il se réduisait à une pizzeria et un débit de jus de fruits. Enfin, on n’allait pas faire la fine bouche, hein ? Comme, en plus, c’était l’heure du déjeuner, nous n’étions pas les seuls jeunes dans les parages. Visiblement, il n’y avait nul autre endroit dans ce bled où se procurer un en-cas, et les lieux grouillaient de lycéens qui tâchaient de mettre à profit leur pause de cinquante minutes pour se coller quelque chose dans le ventre.

J’ai ordonné à Sean de se redresser sur sa chaise, en espérant qu’on le prendrait au moins pour un avorton de Troisième. Et moi, par la même occasion, pour une telle nouille qu’elle en était réduite à sortir avec un morveux.

— Houlà ! me suis-je exclamée en le voyant attaquer sa pizza. Lève le pied. Tu n’as pas mangé depuis ce matin, ou quoi ?

— Deux jours, a-t-il répondu, la bouche pleine.

— Qu’est-ce que tu as dans le citron, bon sang ? Tu n’as pas songé à piquer du fric à ton père avant de mettre les bouts ?

— Juste sa carte de crédit, m’a-t-il annoncé en s’enfilant plusieurs gorgées de Pepsi.

— Très malin. Tout le monde sait combien il est facile d’acheter un hamburger avec une carte de crédit.

— C’était juste pour payer le ticket de Chicago à ici, s’est-il défendu.

— De mieux en mieux ! C’est donc comme ça que les flics ont appris que tu débarquerais à Paoli. Sans nourriture et sans argent.

— Je n’y ai pas pensé. Et puis, a-t-il ajouté en me lançant un regard difficile à décrire (de reproche, sans doute), j’étais trop inquiet au sujet de ma mère pour avaler quelque chose.

Je l’admets, il m’a coincée, sur ce coup-là. Mon cœur s’est brisé et, pour la centième fois de suite, je me suis mentalement flanqué des claques. Enfin, jusqu’à ce que je voie la taille du morceau de pizza qu’il était en train d’engouffrer.

— Arrête ton char, Ben Hur. Je me suis déjà excusée.

— Même pas vrai !

— Ah bon ? (Ça m’a désarçonnée.) Très bien. Je suis désolée. C’est pourquoi je suis ici. Pour t’aider.

— Dans ce cas, offre-moi une autre pizza, a-t-il riposté en montrant son assiette vide. Et sans artichauts, cette fois.

Je l’ai observé engloutir son deuxième repas. Pour ma part, je me cantonnais à un soda. Je ne peux pas manger à Pizza Hut. Non que ce soit mauvais ni rien. Je suis même sûre que c’est délicieux. Seulement, nous n’avons jamais été autorisés à manger de pizza ailleurs que dans l’un des restaurants familiaux. Mes parents considéreraient ça comme une trahison.

C’était Mastriani ou rien. Donc, j’étais à la diète. Ah, là là ! Ce n’est pas fastoche d’avoir des parents dans la partie.

— Bon, ai-je repris quand Sean m’a paru assez rassasié pour discuter. Quel était ton plan en venant ici ?

Il m’a toisée avec mépris, n’a pas répondu cependant.

— Génial ! ai-je soupiré. Tu comptais délivrer ta mère ? Et comment tu vas t’y prendre, hein ?

Ses yeux bleus sont devenus noirs.

— Tu as bien réussi, toi, m’a-t-il lancé (et j’ai perçu une pointe d’admiration dans sa voix, réticente mais bien là), quand tu as incendié la gare routière. Je pourrais faire un truc comme ça.

— C’est ça. Et tous les gardiens se précipiteraient dehors en laissant les cellules ouvertes, tu n’aurais plus qu’à te faufiler dans la taule pour en arracher ta mère.

— D’accord, a-t-il fini par reconnaître, je n’ai pas de projet précis. Pas encore. Mais je finirai bien par trouver. Je finis toujours par trouver.

— Bon, je crois que j’en ai un, moi.

— Un quoi ?

— Un plan.

— Nom de Dieu ! a-t-il soupiré en attrapant son gobelet grande taille.

— Surveille ton langage, s’il te plaît.

— Ben t’es gonflée, toi ! Tu t’es entendue parler ?

— C’est faux. Et puis, j’ai seize ans.

Il a levé les yeux au ciel, exaspéré.

— Et ça fait de toi une adulte, c’est ça ? As-tu seulement ton permis de conduire ?

Embarrassée, j’ai joué avec la paille de ma boisson. Ce malappris m’avait coincée une deuxième fois. J’avais pratiqué la conduite accompagnée, naturellement. Malheureusement, et par un hasard inexplicable, j’avais échoué à l’examen. Ce n’était pas ma faute, bien sûr. Un phénomène bizarre semble se produire dès que je prends le volant. On en revient toujours à ce problème de vitesse. Si la rue est déserte, pourquoi devrais-je respecter un petit soixante à l’heure ?

— Pas encore, ai-je répondu. Mais j’y travaille.

— Nom de Dieu ! s’est-il écrié derechef en écrasant ses quarante kilos contre le dossier de la banquette. Tu n’es pas franchement fiable, tu sais ? Tu m’as déjà coulé la baraque une fois, je te signale.

— C’était une erreur. Je me suis excusée. Je t’ai acheté à manger. Je t’ai dit que j’avais un moyen de tout arranger. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

— Ce que je veux ? a-t-il soufflé en se penchant pour que les pom-pom girls d’à côté n’entendent pas. Je veux que tout redevienne comme avant. Avant que tu ne débarques et fiches la pagaille.

— Ah ouais ? Sans vouloir te vexer, laisse-moi te dire que la situation n’était pas des plus mirobolantes. À ton avis, qu’allait-il se produire le jour où un de tes profs, un ami de ta mère, ton chef boy-scout, choisis, verrait ton visage sur le dos d’un pack de lait ? Toi et ta mère aviez l’intention de décamper chaque fois qu’on te reconnaîtrait ? Et ça va durer comme ça jusqu’à ce que tu aies dix-huit ans ? C’est ça, le plan ?

Il m’a dévisagée avec haine.

— Et qu’est-ce qu’on était supposés faire, hein ? a-t-il sifflé. Tu causes, mais tu n’y connais rien. Mon père a des relations. Il s’est arrangé pour que des pressions soient exercées sur le juge. Oh, ce dernier savait très bien quel sale type est mon vieux. Pourtant, il lui a confié ma garde. Ma mère n’avait aucune chance. Alors, ouais, on continuera à fuir. Personne ne peut nous aider.

— Tu te trompes. Je suis là, moi.

Se penchant encore plus en avant, il a craché, très distinctement :

— Tu… ne… sais… même… pas… conduire !

— J’en suis consciente. N’empêche, je suis en mesure de te donner un coup de main. Alors, calmos ! Le père de ma meilleure amie est avocat. C’est un bon. Un jour que j’étais chez eux, je l’ai entendu évoquer le cas d’un gamin qui était allé justice afin d’être émancipé…

— Ce sont des âneries ! s’est-il énervé en repoussant son assiette. Je me demande bien pourquoi je t’écoute.

— Parce que tu n’as pas le choix. Et maintenant…

— Boucle-la, tu veux ? Tu es aussi impuissante que moi.

— Pardon ?

— J’ai vu à la télé qu’ils t’avaient collée dans cette base militaire.

— Et alors ?

— T’es vraiment idiote, hein ? Tu ne connais rien à rien. Je parie que tu ne sais même pas pourquoi tu es là-bas. Je me trompe ?

Je me suis trémoussée, mal à l’aise.

— Complètement ! me suis-je néanmoins rebiffée. Ils pratiquent juste des tests pour comprendre comment j’arrive à deviner ce que sont devenus les gens comme toi. C’est tout.

— Des clous ! Ils t’ont demandé de retrouver d’autres types, hein ?

J’ai repensé aux photos de tous ces gars d’âge moyen, à l’insistance du colonel pour que je les regarde une deuxième fois.

— Admettons…

— Et tu n’as toujours pas pigé ? Tu ne vas aider personne, ma vieille. Tu ne sais rien de ces types qu’ils veulent attraper. Certains fuient peut-être pour de bonnes raisons, comme ma mère et moi. Certains sont peut-être des innocents, même. Et toi, tu vas les servir aux flics sur un plateau d’argent.

Je n’aime pas beaucoup qu’on dénigre les flics, surtout quand le contestataire est quelqu’un d’aussi jeune que Sean l’était. Après tout, ils rendent des services non négligeables à la société pour un salaire de misère et une gloire encore plus mince. J’ai protesté, mais mon ton manquait de conviction, y compris à mes propres oreilles.

— Je suis certaine que le gouvernement américain ne traque que des coupables…

En vérité cependant, Sean ne m’apprenait pas grand-chose. Je m’étais posé les mêmes questions.

Mon rêve de la veille m’est soudain revenu. Marco. Polo. Marco. Polo. Tous ces enfants, toutes ces voix.

Je n’avais réussi à en rattraper aucun.

— Et Le Fugitif, hein ? a réattaqué Sean, le visage blême. Il n’était pas coupable, c’était un manchot, l’assassin. Si ça se trouve, un de ces types est aussi innocent qu’Harrison Ford dans le film. Et toi, tu serais Tommy Lee Jones. T’es vraiment qu’une balance, tu sais, a-t-il ajouté en secouant la tête, écœuré.

Une balance, moi ? J’ai failli tordre le cou à ce petit crétin. Pour le coup, j’ai vraiment regretté de m’être portée à son secours.

Marco.

— Balance n’est même pas le mot, a-t-il repris. Tu sais ce que tu es ? Un dauphin.

Je l’ai contemplé avec des yeux ronds. Qu’est-ce que c’était que ce délire ? Les dauphins étaient des animaux sympathiques et intelligents. S’il essayait de m’insulter, il allait devoir s’y prendre autrement.

— Tu es au courant des expériences du gouvernement ? a-t-il poursuivi sur sa lancée. On a entraîné des dauphins à nager jusqu’à des bateaux et à en frapper la coque de leur nez. Puis la Première Guerre mondiale a éclaté, on leur a attaché des bombes sur le dos et on les a envoyés vers les navires ennemis. Sauf que, cette fois, quand ils ont touché les coques de leur nez, que crois-tu qu’il s’est passé ? Les bombes ont explosé, et les bateaux comme les dauphins ont été réduits à néant. Oh, naturellement, tout le monde te dira que le navire ennemi aurait tué des tas de gens si on ne l’avait pas coulé, que le dauphin a sacrifié sa vie pour une bonne cause, etc. Mais je te parie qu’il n’était pas de cet avis, le dauphin. Ce n’est pas lui qui avait déclaré la guerre. Il n’avait rien à voir là-dedans. Et toi, Jess, tu joues le rôle du dauphin, aujourd’hui. Et ils te feront sauter aussi, tu verras. Ce n’est qu’une question de temps.

Il y avait tant de mépris dans ses yeux que j’ai failli lui en coller une. Mais bon, je me suis bornée à lui retourner son regard aussi sec. J’avoue cependant que son histoire me flanquait la frousse.

Polo.

— Je ne suis pas un dauphin ! me suis-je insurgée.

Je me mordais les doigts d’avoir retrouvé Sean Patrick O’Hanahan, à présent. Et je déplorais carrément lui avoir payé deux pizzas et un Pepsi grande taille. Hélas, plus je réfléchissais, assise dans ce restaurant à côté d’un groupe de pom-pom girls qui rigolaient et sous les haut-parleurs du centre commercial qui déversaient leur mauvaise musique, plus je me rendais compte que j’en étais un, de dauphin. Ou, du moins, que j’avais failli en devenir un. Je rentre dès que possible. Voilà ce que je leur avais écrit dans le mot que j’avais laissé le matin même. Avais-je été sincère ? Avais-je réellement cru que je retournerais à Crâne ? Ou avais-je inconsciemment voulu dire : « Salut, les mecs, le petit poisson se tire » ?

Marco.

— Écoute, ai-je repris, nous ne sommes pas là pour discuter de mes problèmes mais des tiens.

— Très bien. Que suis-je censé faire ?

— Pour commencer, n’utilise plus la carte de crédit de ton père. Tiens, prends ça. (J’ai sorti de ma poche ce qui restait des cent dollars de mon père et le lui ai tendu.) Et maintenant, nous allons te fourrer dans un taxi.

— Un taxi ?

— Oui. Tu ne peux pas te pointer à la gare routière, et nous devons te sortir de Paoli. Je veux que tu te rendes à mon lycée et que tu demandes à y rencontrer M. Goodheart. Dis-lui que je t’envoie. Il t’aidera. Qu’il appelle M. Abramowitz. Je t’écris tout sur cette serviette, ai-je ajouté en joignant le geste à la parole.

Soudain, il a posé sa paluche sur ma main.

— Qu’est-ce qui te prend ? Lâche-moi, voyons !

Il n’en a pas moins continué à me donner des coups de patte. Qu’est-ce qu’il voulait ? Le stylo ?

— Arrête un peu, me suis-je fâchée en relevant la tête. J’écris aussi vite que…

L’expression de son visage m’a arrêtée net. Il ne me regardait plus. Il regardait derrière moi, en direction de la porte du restaurant. Je me suis retournée, juste à temps pour croiser les yeux du colonel Jenkins. Quand il m’a reconnue, il a serré ses gros poings. Bizarrement, l’image de l’entraîneur Albright s’est aussitôt imposée à moi. Derrière lui, marchant quasiment au pas cadencé, tout une bande de gars en treillis, aux mains comme des battoirs et aux cheveux ras, et qui se trouvaient être armés jusqu’aux dents.

Polo.

— Merde ! ai-je lâché.

— C’est elle, a grondé le colonel en me désignant du menton.

Sean n’avait peut-être que douze ans, mais il était loin d’être idiot.

— Sauve-toi ! a-t-il chuchoté.

Et bien qu’il n’ait que douze ans, son conseil m’a paru sacrément judicieux.